Antoine Armand : « Tout le monde s’accorde à dire que la logistique est stratégique et pourtant, elle est confrontée à des blocages grandissants »
Le 20 mai, Afilog recevait Antoine Armand – ancien ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie et député de Haute-Savoie - pour un petit–déjeuner d’échange sur les grands défis logistiques et industriels de demain : transition écologique, souveraineté énergétique, réglementation, acceptabilité des projets, ou encore articulation entre logistique et industrie. Aux côtés de Paulo Ferreira, directeur de Virtuo Industrial Property et vice-président d’Afilog, il a partagé sa vision.
Alors que l’on entend parler d’objectif de réindustrialisation, comment mieux articuler industrie et logistique dans un contexte de relocalisation et de transition écologique ?
Antoine Armand : Je n’aime pas le mot « réindustrialisation ». Il donne l’illusion d’un retour au passé. L’industrie des années 2020 n’a plus rien à voir avec celle des années 80. Cela suppose de comprendre que services et industrie sont de plus en plus imbriqués. Et dans cette vision, la logistique – qu’elle soit urbaine ou territoriale – est un maillon critique. Elle n’est pas assez pensée comme telle par les pouvoirs publics, mais elle est essentielle. Je l’ai observé à Bercy, comme sur le terrain, dans ma circonscription en Haute-Savoie. Sans une logistique performante, il n’y a ni industrie compétitive, ni souveraineté.
Paulo Ferreira : Et ce rôle de bras armé de l’industrie qu’est la logistique s’est encore renforcée avec les crises récentes. Pendant la pandémie, la logistique a tenu bon, elle a prouvé son utilité sociale. Mais aujourd’hui, elle est parfois ramenée à une caricature. Or, c’est un sujet de souveraineté nationale, de souveraineté européenne. Si on relocalise, si on veut des usines en France, il faut une logistique de haut niveau. Et puis, il y a l’ancrage territorial : les entrepôts sont aussi des lieux de vie, de travail, de transition énergétique. Il faut les penser comme tels, avec les élus, pas contre eux. Concrètement, on voit des entreprises qui reconfigurent leur maillage. Des distributeurs veulent sécuriser leurs stocks. Des industriels veulent des sites plus proches des bassins de consommation. Il faut des hubs plus diversifiés, parfois plus petits, mais interconnectés. Et cela redonne de l’élan à des régions comme les Hauts-de-France, le Grand Est, mais aussi des territoires plus ruraux qui ont de l’espace et de la main-d’œuvre.
AA : D’autant que le contexte international change la donne. Ce que j’appelle la « fracture géopolitique » – post-Covid, post-Trump, post-sécurisation des chaînes de valeur – redonne de la valeur à la proximité. Produire en Europe, c’est redevenu estimable. À condition d’avoir aussi les moyens logistiques d’acheminer, stocker, livrer efficacement.
Sur le terrain, le ZAN, la complexité réglementaire ou l’acceptabilité des projets freinent cette ambition…
PF : Clairement. On vit un paradoxe : tout le monde s’accorde à dire que la logistique est stratégique, et pourtant, elle est confrontée à des blocages grandissants. Le ZAN (Zéro Artificialisation Nette), par exemple, fige le développement. Il crée une concurrence des usages : pour un même terrain, un élu doit arbitrer entre un projet logistique, du logement social, une crèche, ou un EHPAD. La logistique passe souvent en dernier. Et parfois, on abandonne des projets en France pour les installer ailleurs en Europe.
AA : Le ZAN est typiquement une illustration de ce que j’appelle « l’enfer pavé de bonnes intentions ». Le principe est louable, mais l’application est aveugle : un hectare vaut un hectare, que l’on soit en Haute-Savoie ou dans la Creuse. Dans les territoires en croissance démographique, comme le mien, les élus ne peuvent plus rien faire. Et même dans les zones peu denses, c’est le même traitement. Ce n’est pas viable. On s’interdit de construire là où c’est utile, au nom d’une approche trop uniforme.
Comment expliquer que la logistique, pourtant essentielle à notre quotidien, reste aussi mal perçue dans l’imaginaire collectif ?
PF : Nous souffrons aussi d’un effet d’optique qui biaise la perception. Les entrepôts sont visibles, souvent le long des autoroutes. On a l’impression qu’ils poussent partout. Mais en réalité, selon nos chiffres, la logistique représente 1,1 % de l’artificialisation des sols. Pourtant, elle est ciblée, stigmatisée, accusée de participer à la surconsommation. On oublie qu’elle alimente les hôpitaux, les commerces de proximité, les écoles et les administrations.
AA : Il y a une incompréhension majeure qui touche hélas parfois le grand public. On oppose les « gentils commerces indépendants » à la « méchante logistique Amazon ». Comme si les livraisons arrivaient par miracle chez les uns, et par bulldozer chez les autres. C’est absurde. Et c’est d’autant plus grave que certains groupes organisés, très politisés, diffusent des contre-vérités dans les territoires, parfois avec des financements publics. Il faut mener une bataille culturelle. Expliquer que sans logistique, il n’y a pas d’industrie. Et sans industrie, pas de souveraineté.
Au niveau de la compétitivité, quelle est la vraie urgence pour faire avancer les projets industriels et logistiques ?
AA : La norme. C’est le mot-clé. Elle coûte parfois plus cher que l’impôt. Nous sommes englués dans un double piège français : une sur–réglementation qui va jusqu’à définir l’emplacement de la machine à café, et un flou qui laisse trop de place à l’interprétation. Résultat : des projets ralentis, renchéris, ou même abandonnés. Pendant ce temps, les États-Unis vous déroulent le tapis rouge pour votre projet industriel : déduction fiscale, aménagement, soutien à l’OPEX. En France, on vous demande d’attendre deux ans pour une autorisation qui ne garantit rien. Et il y a un vrai déficit de culture économique chez les décideurs publics. Trop peu comprennent ce que c’est qu’un modèle d’affaires, un calendrier de retour sur investissement, un coût d’exploitation. Cela produit des situations kafkaïennes. On vous autorise, puis on vous redemande une étude, puis on vous propose de modifier le bâtiment… Alors que dans d’autres pays, c’est oui ou non. Et quand c’est « oui », c’est clair, rapide et prévisible.
PF : C’est exactement ce qu’on vit. Il peut y avoir une volonté politique claire, mais une administration qui détricote cette ambition dans les textes d’application. On a parfois l’impression de faire un pas en avant au Parlement, et deux pas en arrière sur le terrain. Et quand on obtient enfin un permis, on découvre que les réseaux électriques ne suivent pas. J’ai en tête plusieurs projets où l’on avait installé 30 000 à 40 000 m² de panneaux solaires, et où on nous annonce que le réseau n’est pas dimensionné, ou que les travaux sont à la charge du porteur de projet. Résultat : des millions perdus, des projets annulés. Pourtant, la logistique française innove. Nos bâtiments sont automatisés, connectés, décarbonés. L’IA entre dans les processus. Mais tant qu’on ne nous laisse pas déployer ces solutions efficacement, on reste bridés. On a besoin d’un choc de simplification réel, pas cosmétique. Et d’un discours politique aligné avec les réalités de terrain.
Fin avril, le Premier ministre vous a confié un groupe sur l’avenir énergétique de la France. Quel rôle pour la logistique dans la souveraineté énergétique et industrielle de demain ?
AA : La souveraineté énergétique, c’est d’abord sortir du gaz et du pétrole, qui pèsent encore deux tiers de notre mix. Cela suppose des arbitrages, de la souplesse, du pragmatisme. L’objectif de neutralité carbone en 2050 est crucial, mais il faut aussi se demander si on construit un monde viable pour 2051. Et cela implique de prioriser ce qui marche. Par exemple, arrêter d’installer des panneaux photovoltaïques là où le rendement est nul ou le raccordement impossible. Il faut aussi revoir le financement. Aujourd’hui, pour obtenir une aide à l’innovation, il faut faire le tour des guichets, attendre des mois, souvent pour une subvention de 1 ou 2 % du projet, qui arrive trop tard. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux. Et pourtant, les idées, on les a. Les brevets, on les dépose. Ce qui manque, c’est la capacité à soutenir massivement les projets structurants dès le départ.
PF : La logistique peut jouer un rôle structurant dans cette ambition. Nos toitures sont immenses, nos sites bien situés, nos structures adaptées. On peut être des hubs de production d’énergie, pas seulement des lieux de transit. Mais il faut adapter les politiques publiques : tenir compte de l’ensoleillement, du réseau, du stockage. Dans le Sud, ça marche bien. Dans le Nord, on a besoin de modèles spécifiques. Nous autres professionnels de la logistique avons l’énergie, l’expertise, la volonté. Mais il faut que l’État change de posture. Pas seulement annoncer, mais suivre. Pas seulement promettre, mais simplifier. Et il faut continuer à expliquer, pédagogiquement, que la logistique, ce n’est pas un mal nécessaire. C’est un levier de transition, d’innovation, de relance. Et une chance pour tous les territoires.