Environnement

Qu’est-ce que les dérogations « espèces protégées » pour les projets logistiques ?

7 mars 2023
Lecture : 5 minutes

Les mesures de protection de l’environnement se renforcent au fil des années, en particulier pour la préservation de la faune et de la flore avec la loi relative à la protection de la nature de 1976 ou encore le code de l’environnement approuvé en 2000 puis révisé à plusieurs reprises. Toutefois, il existe des dérogations « espèces protégées » octroyées à certains projets, logistiques notamment, à condition qu’ils respectent des critères assez précis. Décryptage avec Laura Ceccarelli - Le Guen et Vianney Cuny du cabinet DS Avocats.

Derogation Especes Protegees Logistique
Si les mesures de protection de l’environnement se renforcent au fil des années, il existe des dérogations « espèces protégées » octroyées à certains projets, logistiques notamment (©Istock)

La pipistrelle commune, la grenouille agile ou encore le flûteau nageant… Ces espèces dites « protégées », qui peuplent les milieux naturels qui nous entourent, bénéficient d’une protection particulière et très encadrée qui s’applique dès lors « qu'un intérêt scientifique particulier ou que les nécessités de la préservation du patrimoine biologique justifient la conservation d'espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées » dispose depuis le 24 avril 2017 l’article R. 411-1 du Code de l’environnement. « Concrètement cela signifie qu’il y a une interdiction de porter atteinte aux spécimens que ce soit par mutilation, destruction, capture, enlèvement ou perturbation intentionnelle mais aussi de détruire, altérer ou dégrader leurs habitats naturels » explique Laura Ceccarelli – Le Guen, avocate associée en charge de l’urbanisme chez DS Avocats, membre d’Afilog.

Une multitude de projets potentiellement concernés

La présence de ces espèces protégées partout sur le territoire (dans les prairies, les champs agricoles, les jardins publics et sur les friches…) rend les études d’impact environnemental fréquentes et complexes pour trouver les solutions d’aménagement les moins impactantes possibles. « Nous intervenons sur des opérations d’aménagement et de grands projets d’infrastructure, à la fois pour le public et le privé. Nous ne parlons pas seulement d’entrepôts ou d’usines mais aussi de tramways, d’infrastructures pour les jeux olympiques de Paris par exemple… » détaille Vianney Cuny, avocat de DS Avocats. « Nous auditons l’étude d’impact et accompagnons les échanges avec le service instructeur, poursuit Laura Ceccarelli – Le Guen, sur la faisabilité du projet, sur les manières d’échapper à la dérogation ou bien de l’intégrer dans le cas où elle serait inévitable. »

Par un arrêt de mars 2021, la Cour de Justice de l’Union Européenne a considéré que la nécessité d’une dérogation « espèces protégées » ne pouvait pas dépendre de l’effet du projet sur l’état de conservation de l’espèce. Entendu, toute atteinte à un seul spécimen d’espèce protégée pourrait induire la nécessité d’une dérogation. Mais quelle est la jurisprudence en France ? « La position du Conseil d’État a été rendue dans le cadre d’un avis contentieux en décembre 2022, développe Laura Ceccarelli – Le Guen. Tout d’abord, dès lors que des spécimens d’espèces protégées sont présents dans une zone, le maître d’ouvrage doit se poser la question de la nécessité d’une telle dérogation. Ensuite, l’obtention d’une telle dérogation n’est impérative que si le projet est susceptible d’impliquer un ‘risque suffisamment caractérisé’ sur les individus d’espèces protégées ». En cas de présence d’une ou plusieurs « espèces protégées », le recours à une dérogation est donc inévitable.

Dérogation, des critères d’obtention à trois niveaux

Il s’agit alors pour le maître d’ouvrage de répondre à tous les critères d’obtention. « Les dérogations sont de plus en plus difficiles à obtenir, note Vianney Cuny, sur fonds de pression des associations de défense de l’environnement qui siègent dans une partie des instances comme le Conseil national de protection de la nature (CNPN). Il faut bien comprendre qu’une dérogation n’est pas une autorisation, il n’y a pas d’autorisation à impacter l’habitat. Il y a une autorisation à déroger à la législation dans certains cas très précis. »

En effet, pour qu’un projet obtienne une dérogation, il doit répondre à trois conditions juridiques cumulatives. Premièrement, le projet répond à une « raison impérative d’intérêt public majeur ». Pour Laura Ceccarelli – Le Guen « il n’y a pas véritablement de définition précise de cette notion, c’est la jurisprudence qui fait foi ». L’un des cas emblématiques étant la réhabilitation d’anciennes friches industrielles en pôle logistique (de nature privée) permettant de desservir le port du Havre. Deuxièmement, le porteur de projet doit démontrer qu’il n’existe aucune autre solution moins impactante pour les espèces protégées en étudiant d’autres implantations ou d’autres solutions techniques. « Sur ce point, nous parvenons d’ailleurs à éviter la demande de dérogation en concentrant les projets sur une partie du terrain ou en recommandant d’autres conceptions » précise Laura Ceccarelli – Le Guen. Dernière condition, la dérogation ne doit pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces dans leur aire de répartition naturelle. « Sur cette troisième condition, le juge est particulièrement vigilant aux mesures dites ‘ERC’ pour éviter, réduire et compenser l’impact du projet, précise Vianney Cuny. La vigilance du juge est tout aussi importante avant l’octroiement de la dérogation qu’a fortiori pour s’assurer que les mesures ont bien été respectées. »

Les spécificités des projets logistiques pour les dérogations « espèces protégées »

Dans ces conditions, bon nombre de projets d’entrepôts logistiques n’ont pas pu aboutir en raison de leur impact sur l’environnement. « Les projets logistiques sont très délicats, souligne Vianney Cuny. Tout d’abord, on parle de projets de superficie importante ce qui augmente leur impact sur la faune et la flore. Même si de plus en plus de projets utilisent des friches, les friches ne sont pas toujours dédiées à la logistique. Ces projets sont parfois situés sur des espaces non-urbanisés ou non-imperméabilisés car leur localisation dépend de la proximité de zones d’activités économiques ou bien de nœuds de transport. » Laura Ceccarelli - le Guen ajoute que « la loi sur le Zéro Artificialisation Nette (ZAN) conduit à privilégier le recyclage de friches mais là non-plus, il ne faut pas penser qu’il n’y a pas d’espèces protégées car le repeuplement des espaces naturels peut être rapide. Nous faisons souvent face à des situations où un propriétaire achète un terrain nu ou en friche sans intérêt particulier pour la biodiversité qui se retrouve quelques années plus tard avec un projet… et des espèces protégées sur son terrain ! » À noter que la réglementation ne fait aucune différence entre des espèces présentes depuis longtemps sur un site et des espèces récemment installées suite à l’action humaine comme des opérations de dépollution.

Et même lorsque la dérogation est obtenue, des recours sont possibles. « Le nombre de contentieux a explosé ces dernières années, ce qui rend de plus en plus difficile la réalisation des projets. Mais cela pousse les acteurs de l’immobilier logistique à redoubler de vigilance et d’innovation pour améliorer les mesures ERC. » Ces mesures s’appliquent à la fois à la phase travaux et à la phase d’exploitation ce qui implique une anticipation de tous les risques éventuels et la prévision de plans et solutions spécifiques pour tendre à un objectif d'absence de perte nette voire de gain de biodiversité. En matière de compensation, les mesures peuvent à titre d’exemples comprendre la renaturation d’une partie du site, le traitement d’espèces exotiques envahissantes, la restauration de corridors écologiques ou encore le reprofilage des berges dans le cas d’un site avec cours d’eau*. L’appréciation des projets est désormais d’autant plus stricte que les espèces concernées sont menacées sur le territoire. Mais anticipation, études et mesures novatrices de protection permettent de concilier la préservation de la faune et de la flore avec le développement d’ambitieux projets logistiques au service de l’économie et de l’industrie.


* Guide d’aide à la définition des mesures ERC – Commissariat général au développement durable

À lire aussi