Territoires

Portrait-robot d’une logistique suisse en pleine mutation

22 mars 2024
Lecture : 7 minutes

L’activité logistique suisse connaît une croissance sans précédent depuis quatre ans. Une dynamique qui doit se conjuguer avec le manque de fonciers disponibles et le respect des engagements environnementaux du secteur dans un pays comptant 8,7 millions d’habitants et un PIB de plus de 800 milliards de dollars en 2021. Enquête. 

Logistique Suisse

L’activité logistique suisse représente plus de 40 milliards de francs suisse soit plus de 42 milliards d’euros. Il n’en demeure pas moins que le secteur est confronté à des défis majeurs. Parmi eux, une pénurie foncière, une faible disponibilité de la surface de stockage, mais aussi des axes routiers en passe d’être saturés.

Une dynamique accentuée par la pandémie de 2020

En Suisse, des experts du secteur présentent « l’essor de la logistique » comme une conséquence positive de la crise du Covid 19. Cette dynamique s’observe au travers d’un marché immobilier en pleine mutation. « Des études et projections menées avancent un taux de croissance des flux de transport d’environ 30 % d’ici à 2040. Cela aura une répercussion directe sur tout le secteur de la logistique, et donc sur l’immobilier dédié », confirme Bruno Guandalini. En tant que président-fondateur de la société PILM, spécialisée en immobilier logistique, industriel et tertiaire, il connaît bien ce marché.

En Suisse comme ailleurs, la pandémie a bouleversé les habitudes de consommation, boosté le commerce en ligne et avec lui, le secteur de la logistique. Pour séduire et fidéliser leur clientèle, les fournisseurs travaillent à augmenter la disponibilité des produits, accélérer la préparation des expéditions, améliorer les itinéraires de transport. En témoigne la stratégie payante adoptée par DPD Suisse, filiale de l’activité colis du groupe public français La Poste. Pour répondre à la demande et assurer sa croissance, l’entreprise, déjà détentrice de 11 dépôts, n’a pas hésité à investir dans un nouveau site localisé à Berne. Tandis que du côté de la poste helvète – pour mieux gérer 750 000 à 900 000 colis par jour - c’est un centre de tri flambant neuf qui a vu le jour en 2023 à Utzenstorf (à 30 minutes de Berne). Et ce n’est pas fini : des projets de centres de colis régionaux sont envisagés à Buchs, Pratteln et Rümlang.

La pluriactivité est aujourd’hui « tendance »

Confrontés au coût non négligeable du neuf mais aussi à la rareté des espaces fonciers, les professionnels du secteur s’orientent de plus en plus vers des bâtiments industriels déjà existants à réhabiliter en entrepôts. Ils doivent également faire face à la concurrence renforcée d’investisseurs qui voient dans cette classe d’actifs l’occasion de diversifier leur portefeuille immobilier (en sus des propriétés résidentielles ou des bureaux). « Les Suisses s’adaptent car ici, le foncier est une valeur rare, donc chère ! Résultat : en fonction de la région, le coût au mètre carré oscille entre 150 et plus de 1 000 francs suisses par m² en zone industrielle. L’inflation est également de mise en ce qui concerne les loyers, notamment dans les zones urbaines, même si la majorité des propriétaires utilisent pour leurs propres besoins leurs bâtiments et espaces logistiques commerciaux. Mieux vaut, de toute façon, être propriétaire car les investissements sont amortis sur 50 ans », conseille Bruno Guandalini.

Compte tenu de la rareté et du coût élevé du foncier, de nouveaux projets voient le jours en superposant plusieurs activités afin de développer des projets de type hôtel d’entreprises. Il n’est donc pas rare de voir plusieurs étages d’ateliers, de bureaux, de parkings au-dessus d'une plateforme logistique qui elle-même peut être sur plusieurs niveaux. Un mélange des genres interdit en France ! « La pluriactivité est tendance, pour optimiser l’utilisation des espaces. Si bien quà côté des plateformes logistiques traditionnelles, les centres multimodaux et multifonctions sont perçus comme une solution d’avenir », indique-t-il. Les prix ne sont pas la seule contrainte à laquelle doit faire face le secteur de la logistique. Des particularités suisses compliquent bien souvent le montage des projets comme l’explique le président de PILM : « dans chacun des cantons, la population locale détient le pouvoir. Elle peut s’opposer et bloquer un projet via des oppositions ou des recours. Il faut vraiment qu’il y ait consensus entre les habitants, les élus et les acteurs économiques locaux. En cela, c’est différent de la France où il suffit bien souvent d’avoir l’appui du maire ou des collectivités sans réelle consultation des populations en amont des projets. Ici, les communes sont très regardantes et ne veulent prendre aucun risque. » Le pouvoir est détenu par le peuple.

Un réel engagement environnemental 

Porteur, le secteur de la logistique suisse ? À n’en pas douter. Encore faut-il implanter judicieusement ses infrastructures. La région située entre l'A1 et l'A2, autour des grandes agglomérations urbaines telles que Zurich, Genève, Bâle et Lausanne, reste le cœur de l’activité avec une densité élevée de bâtiments logistiques. « On recense un nombre important d'immeubles logistiques dans le triangle Bâle - Soleure – Zurich », confirme Bruno Guandalini. Cet intérêt pour la proximité des centres urbains s’explique par la nécessité de livrer toujours plus vite des consommateurs qui exigent des délais toujours plus courts, mais aussi et surtout par l’augmentation de la population (et donc du nombre de clients potentiels). La Suisse est ainsi passée de 8 à 9 000 000 d’habitants sur les 10 dernières années. Sauf que les villes et leurs périphéries n’offrent pas assez de places pour tout le monde. Des compromis s’imposent… A défaut de pouvoir s’étendre, les propriétaires font le choix de la hauteur. La notion de mètres cube est aussi importante que celle des mètres carrés, avec l’idée de construire des bâtiments toujours plus hauts. 

La problématique environnementale est en effet prise à bras le corps par les acteurs du secteur. Prestataires de services logistiques, donneurs d'ordre, propriétaires de biens immobiliers… n’hésitent pas à mettre la main au portefeuille et a multiplier les initiatives pour rendre leurs activités neutres en CO2. Ajoutez à cela une part non négligeable de bâtiments construits il y a une quarantaine d'années et qui ne répondent pas aux normes récentes. Plusieurs leviers d’actions ont été identifiés pour « (re)verdir » l’activité logistique, comme le recours aux véhicules propres pour les services de transport, avec une attention particulière portée à l’hydrogène « vert » même si l’approvisionnement pose problème en raison d’un réseau de stations-service très dispersé en Suisse. La mise en place de bornes de recharge pour véhicules et vélos électriques est aussi une solution, tout comme une meilleure isolation des bâtiments. Autre alternative, le rail : le groupe de distribution helvète Migros favorise par exemple le transport ferroviaire depuis des décennies, aidé par une réglementation d’accès aux centres-villes. Objectif, réduire les émissions de CO2 du fret routier de 70% d’ici 2030. De son côté, la ville de Genève teste trois nano-hubs (petits containers) dans quelques quartiers de la ville afin de réduire l’impact des tournées de camions. Enfin, l’utilisation de pompes à chaleur s’est généralisée, tout comme l’installation de panneaux photovoltaïques et de capteurs solaires thermiques, ainsi que la plantation de végétation aux abords des bâtiments et sur les toits. 

Cet engagement environnemental est motivé aussi par une réglementation toujours plus stricte et contraignante. « Si la notion de site classé n’existe pas en Suisse, les porteurs de projets doivent, malgré tout, en passer par de nombreuses études au préalable, notamment pour évaluer les dangers avant d’obtenir l’autorisation d’installer une plateforme. Voilà pourquoi si les projets se concrétisent au bout de 2 ou 3 ans dans la plupart des pays européens, en Suisse, il faut plutôt 5 à 6 ans », tempère le président de PILM. Les autorités suisses s’engagent, elles aussi, pour une logistique plus propre. Fort du constat de voies routières quasiment saturées et devant les prévisions de l’Office fédéral des routes et du développement territorial annonçant une densité du trafic de marchandises en augmentation de 37 % d’ici à 2040, la Suisse s’organise. Le Conseil Fédéral envisage le passage de 4 à 6 voies de l’autoroute A1, la plus longue de Suisse entre Berne et Zurich et entre Genève et Lausanne. Par ailleurs, une réflexion générale porte sur la modernisation du réseau de chemin de fer pour développer un fret ferroviaire qui ne représente à l’heure actuelle qu’un tiers du volume transporté.

Un secteur en manque de main d’œuvre

Routes encombrées, difficulté de construire de nouvelles infrastructures en surface : il n’en fallait pas davantage à un groupe d’investisseurs pour imaginer « une sorte de métro réservé au fret » afin de livrer les marchandises « de petite taille ». Baptisée « Cargo sous terrain » (CST), cette nouvelle liaison reliera les grands centres de distribution du pays aux grandes villes. Le volet légal du projet a été validé en 2023 par le Conseil fédéral et le parlement suisse, si bien que la première ligne devrait raccorder, en 2031, le site industriel d’Egerkingen-Härkingen (SO) – où La Poste, Migros et d’autres entreprises possèdent des entrepôts - à Zurich. Et ce, par un enchaînement de tunnels à triple voie sur une longueur d’environ 70 kilomètres. Le problème majeur n’est pas technologique, mais humain. Les donneurs d’ordre sont confrontés à une pénurie de main-d’œuvre. De quoi faire le bonheur des travailleurs frontaliers qui occupent 100 000 des 360 000 postes à Genève. Même constat à Bâle. Ce qui explique pourquoi, au-delà du recrutement à l’étranger, la Suisse mise sur l’automatisation des process. Il est fréquent de croiser dans les entrepôts des robots autonomes, excellents dans les tâches répétitives, le port de charges lourdes et le rangement !

Le chiffre

27,5 milliards d’euros : le coût estimé du Cargo sous terrain (CST), réseau souterrain pour le fret d’environ 500 kilomètres de tunnels pour assurer le transport des colis, paquets et produits frais des grandes villes de Suisse.

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